source de l'article ici
Denise Schneider
Le jeudi 20 juillet 2006 et les jours suivants
Publié le 4 septembre 2006
L'air est brûlant, et depuis quelques semaines, l'été
torride. Les anciennes maisons ardennaises du plateau de Rocroi
conservent encore une fraîcheur que les citadins ne trouvent plus.
Je viens d'apprendre la nouvelle, ce matin. Michel est décédé, il avait
près de 63 ans. Les rares proches de cet ancien du bourg sont tous
profondément touchés. Une histoire de saturnisme, triste à fendre le
coeur vient de se dénouer en ce bas monde. Michel venait d'être amputé
de sa deuxième jambe, lundi dernier. A peine arrivé à l'hopital,
l'opération eut lieu. La phlébite et les ulcères s'étaient déclarés,
huit jours auparavant. La jambe était très gonflée et suintante. Michel
avait perdu l'appétit. Il se plaignait de douleurs dans l'abdomen.
Il y a quelques mois déjà, son état avait empiré. D'abord, la jambe
qu'il avait conservée était mal en point. Le genou était violacé, les
orteils blanchissaient quand il se tenait sur cet unique support qui
n'était plus valide. Pour une raison obscure, sans doute financière, la
prothèse n'a jamais été mise au point. Michel ne pouvait supporter cet
objet mal adapté, sensé remplacer la jambe disparue.
Puis, la vue du malade a tellement baissé qu'il devait se coller
sur l'écran de sa télévision, pour voir encore des
formes .
- "Je ne te vois plus que de manière floue", disait-il ces derniers mois.
Les lunettes ne servaient plus à rien, il fallait composer les chiffres du téléphone, pour l'aider. Le malheureux ne lisait plus l'Ardennais, son journal, où régulièrement sa propre histoire se trouvait en filigrane, au travers des péripéties des parties civiles qui attendent le procès des métaux lourds depuis 8 ans. Et ce travailleur handicapé ne verra pas la fin du procès, où il était lui-même partie civile. Il attendait aussi un autre procès, reporté déjà 5 ou 6 fois, son procès au prud'hommes, pour licenciement abusif. Nos adversaires attendent la fin de l'affaire, faute de combattants...
Mon ami ne voulait pas déranger, il m'a appris son début de cécité,
lors d'une de mes dernières visites. Je réalise trop tard qu'il était
devenu presque aveugle. Il ne s'est pas plaint, il n'a pas même fait le
rapprochement entre sa cécité et celle des vaches devenant aveugles,
peu avant de mourir rongées de métaux lourds. Cette rude acceptation
était un cadeau à la vie, même si ce témoin blessé s'épuisait parfois
en litanies de colères.
Il répétait la scène de son renvoi scandaleux de l'usine, ou celle du
renvoi de son frère. C'étaient des colères rentrées. Qui eut osé, au
village, se dresser contre le système ? Après les licenciements de
salariés malades succédaient des vagues d'embauche. Qui s'en souciait ?
Et même encore de nos jours, qui a compris le drame effroyable du bourg
?
Mais le pollueur de l'époque connaissait cette ruse, où il faut
afficher une tyrannie méprisante en licenciant des gars comme Michel,
ou son frère, cette chair humaine devenue inutile. Le pollueur a
exploité des travailleurs soumis, leur a inoculé le saturnisme en
silence, sans dévoiler les analyses, et en dissimulant la vérité. Le
directeur de l'usine affirmait aux salariés, inquiets pour leurs
plombémies :
- "Vous n'avez rien."
Puis eut lieu cette réunion infernale que Michel évoquera maintes fois au fil des années.
- "L'Inspection du travail, et la Médecine de Nancy étaient présents...
Nous étions trois à être licenciés, en même temps. René pleurait comme
un enfant..."
Le PDG pollueur avait jeté au visage du malade :
- "Michel, dehors !".
- "Pourtant, j'étais sauvage au boulot. Le patron ne pouvait rien me
reprocher. Ils m'ont offert deux mois de préavis, mais ne voulaient
plus de moi à l'usine au contact du plomb".
Le malade se plaignait déjà de douleurs dans la cuisse droite, au
moment de l'enquête de la Sécurité sociale en 1979. Ce fait est
consigné dans le seul rapport que notre association connaisse, où le
saturnisme d'un salarié de l'usine est reconnu par la Sécurité Sociale.
Mais Michel a touché de maigres rentes de maladie seulement durant
trois ans. Il aurait dû être hospitalisé pour prolonger ses rentes,
mais ne supportait pas l'idée de subir des ponctions lombaires... A
quoi bon encore confirmer "la lésion néphrologique irréversible" ?
En 1985, un rapport médical d' un autre salarié licencié précise :
- "Ce malade ne semble pas un cas isolé".
Un curieux document de la Caisse Primaire d'Assurance Maladie stipule pour ce cas de saturnisme :
- "Cette maladie ne présente pas un caractère professionnel pour les
motifs suivants : maladie professionnelle non inscrite aux tableaux des
maladies professionnelles."
Mystère ! La maladie chronique du saturnisme n'est-elle pas la toute
première des maladies professionnelles depuis le début de 1900 ?
Sans revenus, n'étant plus aidé par la Sécurité Sociale, Michel a
travaillé quelques années comme bûcheron. Mais le travail de sape du
plomb était à l'oeuvre. Quand le malheureux a cessé d'exploiter sa
petite ferme à 60 ans, la gangrène attaquait déjà les orteils de la
jambe droite qui allait être coupée la première.
Toute une vie de labeur pour finir dans la misère. Michel touchait par
mois une retraite de 500 et quelques euros. L'aggravation du saturnisme
semblait criante, mais la victime voulait économiser ses dernières
forces et ses deniers, elle n'a pas fait valoir ses droits sur le plan
médical.
J'allais rendre visite au célibataire handicapé tous les quinze jours.
La maison au bout du chemin, je ne m'y rendrai plus. La sérénité des
lieux est à présent plus dense, le monde a recueilli un être mort en
démontrant l'inanité du mythe périmé de "l'emploi". L'emploi, façon
moderne, voué au mensonge social. Les politiques adulent un concept
truqué.
On ne peut laisser
quelqu'un dans un si absolu dénuement, même si le rude campagnard
voulait s'en sortir seul, sans une aide ménagère, où il eût fallu
peut-être suppléer quelque peu, financièrement. J'étais remuée par la
capacité de ce solitaire à endurer la misère, la maladie lourde, sans
qu'une plainte n'émane de lui, sauf pour dénoncer l'abus de confiance
dont il a été victime, et l'ignorance, en laquelle les villageois
continuent de s'abriter.
Michel avait perdu le contact avec presque toute sa famille. Il est
vrai qu'il avait été parfois intraitable, mais il se sentait lié par le
lien familial. Il me parlait de ses soeurs avec respect et ne leur
reprochait jamais d'être absentes, tout en vivant au village. Elles ne
savaient pas comment s'y prendre, comme dans beaucoup de familles.
- "Le dialogue est parfois plus facile avec un étranger", m'a dit
gentiment une nièce de Michel lors de l'enterrement. Un neveu venait
régulièrement pour ses besoins domestiques.
Ce solitaire n'avait que de petits besoins, à une époque où confort et
luxe se sont imposés à la classe moyenne. Le frigo de Michel ne
fonctionnait plus depuis plusieurs années, le papier peint brunâtre de
la cuisine, avec des motifs de chasse, datait des années cinquante,
comme le buffet. La cuisine était le lieu d'accueil. Les successeurs
devront installer le salon dans la pièce attenante, à l'abandon. La
chambre à coucher, lieu de souvenirs poussiéreux, également à
l'abandon, Michel y luttait seul contre la gangrène. Par épisodes, il
était terrassé par des souffrances qui le maintenaient éveillé des
nuits entières.
Lors des répits, il racontait des épisodes de son passé dans ses
Ardennes profondes. Ces deux dernières années, l'ancien chasseur avait
tout son temps, passé en chaise roulante. En automne, il voyait passer
des groupes de chasseurs devant sa maison. Puis il revoyait ces scènes
en mémoire.
- "Dix huit traqueurs habillés pareil, avec gilet phosphorescent". Il ajoutait avec une respectueuse admiration :
- Tu verrais les grosses dames, leurs chapeaux avec la plume ! Des
capitalistes ! ... J'entendais au loin les traqueurs donnant un coup de
corne. A la traque ! Ils faisaient venir des cors de chasse. Ca, c'est
beau . Mais ils ne "tuons" que les sangliers nourris aux silos à grain.
C'est plus de la chasse, c'est du massacre. Tuer à bout portant... En
Belgique, il est interdit d'avoir des parcs à sangliers."
Michel n'enviait pas ces riches chasseurs. Selon sa mémoire profonde, et sa savoureuse formulation,
- "Tout le monde est égaux."
Mais le propriétaire du bois Rabadet des montagnes voisines : un
certain Van Vassenhove possède aussi 9000 ha en Espagne.
- "Il chasse avec Serge Dassault et Giscard. Il va à la chasse à
l'année." précisait parfois Michel. Il baignait dans l'acceptation
ancestrale du système.
L'authenticité de son contexte était frappant. L'ancien ouvrier avait
dû arrêter ses études à 14 ans. Il fallait nourrir une famille
nombreuse. Mais il avait davantage de sagesse et de courage que tous
les fonctionnaires réunis de la Préfecture locale. Peut-être les riches
chasseurs auraient-ils dû l'écouter.
J'avais promis à mon ami de le défendre, au-delà de la tombe, s'il
partait le premier. Quand j'ai vu le malade à l'hôpital Manchester,
avec sa deuxième jambe à moitié disparue, nous avons échangé les plus
belles et sereines paroles qu'on puisse échanger, quand doucement, le
voile se soulève et que le passeur attend de l'autre côté. Michel était
parfaitement lucide. C'est à ces moments là que la vie est un murmure,
un songe parfois partagé, d'où les réalités cachées émanent, où la vie
est dense. C'était un de ces moments, où vous êtes porté hors du temps.
Le masque de mort de Michel était très beau, détendu, presque souriant.
J'ai eu la chance de le voir dans la cuisine ancestrale, la seule pièce
disponible, pour recueillir un cercueil.
Michel écoutait gravement quand je lui ai dit qu'il reverrait son frère
Alphonse, déjà de l'autre côté, et il m'a remerciée quand je lui ai dit
que quelqu'un de proche avait dit un chapelet, pour lui. C'était
surprenant, car il n'avait pas d'éducation religieuse et niait toute
possibilité d'une vie dans l'au-delà.
L'enterrement, uniquement civil, était grave, solennel. Toute la
famille très nombreuse, ainsi que plusieurs villageois, étaient venus.
Ils venaient escorter quelqu'un dont le bourg aurait à se souvenir,
quelqu'un qui avait montré au monde ce que la vie sur terre était
devenue, une négation de vie avec de fausses valeurs, uniquement
politiques, uniquement mercantiles, et ses barbares assassins. Le
maire, l'officiel défenseur du pollueur, fut absent.
La Préfecture exige des pionniers du bourg de se taire, en niant le
drame, en le dissolvant sur papier. Nous ne nous tairons pas, Michel.
Ta fin exemplaire nous la dévoilerons sur toute la terre ; qu'elle
sache ce qu'est devenue la France, pays où le sacrifice humain est à
nouveau exigé, comme aux temps bibliques. Une forme de guerre que les
citoyens acceptent.
Au bourg, la coutume veut que les chasseurs défunts aient une plaque
sur leur tombe, évoquant une scène de chasse. L'ancien du bourg a déjà
plusieurs scènes marmoréennes de chasse sur sa dernière demeure. Mais
rien n'indique l'appartenance du défunt au monde des grands invalides
du travail.